Extrait 3 « Terrienne »

« Anna –

On a beau dire qu’on n’a pas le vertige. En vérité, si. Oh, il n’y a pas besoin de faire deux mètres, de monter au dernier étage de l’immeuble le plus haut aux alentours. Il suffit parfois, d’être à sa hauteur et de regarder un trou que l’on a creusé. Personnellement, il aurait suffi d’une brise un peu plus lourde dans cette matinée d’automne pour que je m’y engouffre là, moi aussi. On dit qu’on ne fait pas gaffe, mais en fait si, on fait gaffe. Il y a toujours un détail, un truc, enfin, je sais pas, un machin qui n’a rien à faire là qui se promène devant le regard et hop on le chope. Après, plus tard, je veux dire, après des années de psychanalyse, hein, y a juste ce machin qui revient. Moi, c’est pas une feuille morte qui s’est promenée et qui aurait atterri à la gueule du curé, non. Non, c’est cette sensation. Le vertige, le truc qui attire. Sous mes pieds, mon ascendance descendait et j’avais la vision qui se déformait. J’ai dû faire un mouvement, comme ça, un peu en avant et la main de Franck a saisi doucement mon poignet. Franck ne sait rien faire dans la violence. C’est toujours tendre. Ferme. Mais tendre. Les gens pleuraient et pleuraient et plus ils pleuraient, plus j’avais l’impression qu’ils se remplissaient d’une nouvelle peine à encore faire sortir. Moi, j’avais beau creuser ma propre terre pour y trouver un puits, un geyser, quelque chose, merde, quelque chose à expulser pour faire comme tout le monde, je ne grattais que de la poussière ; un truc aride, quoi. Vide. Mon frère était plus bas que tout, plus bas que terre – décidément la terre… Franck était à côté de lui à le soutenir. Ma mère, au loin, élégante, digne, devait se féliciter d’avoir su quitter mon père dix ans plus tôt, évitant ainsi ce statut compassionnelle… je sais même pas si ça se dit, ça, « compassionnelle », bref, elle s’est évité le veuvage. Son mec, à quelques pas, la quarantaine rutilante et cet air provocateur à s’allumer une clope alors qu’on enterrait un homme dont les poumons avait la couleur de l’asphalte. Connard j’ai pensé. Connard. Je l’ai pensé si fort que j’ai senti la main de Franck sur ma bouche. C’est pas vrai, il a combien de mains mon mec ? C’est Shiva ou quoi ? J’ai essayé de tendre l’oreille en moi, pour me dire qu’il fallait que je grave un truc dedans et j’entendais qu’un grand vide, comme un vent dans le désert, des milliards de grain de sable qui se soulèvent, juste ça comme son. Je suis désertée, c’est ça, c’est tout ? Et puis, ils ont tout scellé après qu’on ait jeté cette rose, juste une rose, rien de plus, agrémentées de quelques larmes de crocodiles. C’était fini. C’était là. Puis, quelques au revoir, des mains sur l’épaule, aucune feuille morte taquine à se glisser sous la chaussure de quelqu’un, aucune raison de rire. C’est comme ça alors, hein ? C’est tout. Un aller-retour. Ça va vite. Soixante ans, ça va vite. Et moi, là, à trente-cinq, je suis déjà dans la partie obscure. Les neurones qui se renouvellent moins, des douleurs dans les reins, la gueule qui se creuse par endroits, mais les seins tiennent encore debout, défient toujours autant la gravité. « Parce que tu n’as pas encore eu d’enfants » dit la voix de ma mère dans ma tête. Ah oui ? Et je vais lui donner quoi ? Le SIDA, la colère, la crise, des femmes à qui on met un coup de parpaing sur le crâne parce qu’elles sont sorties sans le voile ? Je vais lui donner quoi ? La famine, le désespoir, la grève, les gouvernants de mon pays ? Ma mère comme grand-mère ? … Je t’en supplie, meurs de solitude, petit ovule, tu t’épargneras bien des souffrances. Ou faites-vous un suicide collectif là-dedans, je cautionne… L’une des innombrables mains de Franck m’a sorti de ma réflexion. On y va ? qu’il me dit. Je lui réponds, on attend papa, quand même ? On va pas le laisser ici ? Je veux dire, il caille et il est en costard, même pas une petite laine. Anna, qu’il me dit avec son sourire triste et sa huitième main dans mes cheveux. Anna, s’il te plaît. T’as raison, Franck, on y va. De toutes façons, il est déjà froid. « 

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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