Elle était de toi

« … Il y avait une goutte sur le cercueil. Près de la tête qui devait se trouver juste en dessous. On imagine aisément que sans le bois, celle-ci aurait atterrie sur la joue de la défunte. Sur ses pommettes légèrement gonflées qu’elles furent. Des pommettes qui se creusaient d’immenses fossettes lorsqu’elle souriait.

Dehors, des gens allaient fumer. Mais pas maintenant.

Pour l’instant, la goutte restait là, lourde de peine, expulsée par tant de tristesse. Elle m’est apparue en me penchant pour laisser une dernier mot à une oreille qui n’entendait déjà plus grand chose depuis quelques jours. Dans ces moments-là, plus rien de cartésien ne nous traverse. Dans ces émotions qui tordent le ventre de haut en bas, qui contractent tout ce qu’il y a à contracter. Evidemment que rien ne se reflétait dans cette larme déposée ici par inadvertance, mais j’ai envie de raconter qu’on y voyait toutes les mains qui m’avaient précédées ici, que les roses qui s’accumulaient à quelques centimètres y avaient un autre éclat, que les pleurs y trouvaient un écho. Lourde larme à l’espace infini. De celles qui naissent d’un manque abyssal, d’un vide que laissent ceux qui partent. Elle se charge, se densifie dans son court parcours des glandes lacrymales à sa destination finale. Et au passage, elle draine un peu de douleur, écope ce qu’elle peut de rage, de colère, de sentiments mélangés pour alléger. Même rien qu’un peu. Un peu de rien du tout ou de pas grand chose. Ce qui sort ne pourri pas à l’intérieur ai-je glissé, mais cette oreille-ci était trop occupéz par entendre ses propres sanglots.


J’ai pensé à tout ce trajet. A toutes ces mains passées dans le dos, à ceux embrassades, même forcées ou maladroites. Aux cris réprimés, à ceux qui se sont échappés de la bouche de la mère qui pensait naturellement être en première ligne et qui ne peut accepter que l’ordre des choses ne soit pas respecté. Dans cette église bondée d’athées qui n’avaient pas vraiment idée de quand il fallait se lever ou s’asseoir, ni où dire Amen ou qui pourraient demander, dans une tentative risquée d’humour, si pour l’offrande, le sans contact fonctionnait. Et ce jeune homme, dont la peau légèrement caramel révélait des origines sûrement non loin des Comores, son menton qui tremblait. Toute cette force pour ne pas s’écrouler et ce menton, comme talon d’Achille de son émotion. Des larmes ravalées par galons. Ma main inconnue beaucoup trop loin pour l’inviter à se libérer. Sur le côté, la puissance et la dignité de cette fille donnait ces mots à l’assemblée pour rappeler, si besoin, ô combien, le courage et la force de celle qui venait de mourir avait été grand. Avec ses mots, si pesés, qui conviaient l’amour dans ce moment si dramatique.

Mes propres digues cédaient sans retenue. Le menton, lui, vibrait et concentrait ici, une violence sans pareille. Et dedans, il était facile de s’imaginer les cris à qui on demandait de fermer leur gueule.


Dehors, des gens fumaient. D’aucun ne remarquait des volutes plus grandes qu’eux qui s’échappaient du crématorium. Non. Ils fumaient. Je ne comprenais pas. Je me questionnais, me remémorais ces fumeurs à l’entrée de l’hôpital, corps soignant et perfusés partageant un mot, parfois même des espoirs, autour d’une cigarette. J’en entendais essayer de s’amuser de la situation.

Moi, je cherchais des raisons là où il n’y en avait pas. Sûrement était ma manière de marchander avec ma peine ; m’occuper l’esprit avec du futile pour ne pas finir recroquevillé dans le « salon de la convivialité ». Convivialité, c’est comme cela que cet endroit s’appelait. Et finalement, en voyant ça, j’en aurais presque eu envie, moi aussi, d’aller fumer.

La larme s’était déjà évaporée, mais guidait mes pensées. Jusqu’ici. A travers la remise des cendres et d’un buffet préparé où les rires se faisaient timidement entendre. Des petites incantations, des petites invitations à ramener la vie au centre. A travers les petites intentions, les albums bien ordonnées, des photos à peine jaunies, le bruit si spécifiques de ces pages plastifiées que l’on tournent. A travers une soirée à célébrer des retrouvailles dans un autre monde de deux amoureux partis trop tôt. A travers un rhum trop caramélisé, la joie s’est installée, même un petit temps suspendu, comme pour rappeler que oui, oui, cela va continuer. Parce que tout simplement, ne plus sourire serait une insulte. Ne plus rire serait une insulte. Ne plus hurler de joie serait une insulte. Il n’y a pas d’injonction au bonheur, il n’y a aucune obligation à traquer le bonheur comme un chasseur. Mais il y a les bruits de la vie, des battements de cœur et chacun prend son temps, avance au rythme de ses petits pas. On fait avec ce qu’on est, avec ce qu’on a.
L’homme avisé m’a laissé ceci un jour. Avec les tragédies qui nous frappent viennent les forces pour se relever. Toujours.
Rien ne s’efface, rien ne s’oublie de tout ce qui fut, ni les bras, les câlins, les mots disséminés ici et là. Dans ces pommettes qui elles aussi savent se creuser à chaque sourire, tu l’invoques. Elle, a hâte que tu ris. Et fort. Sûrement plus fort que tu n’as su le faire.

Il y avait une goutte sur le cercueil. Peut-être était-elle là, ou pas. Elle n’a peut-être rien reflété, peut-être rien dit, mais j’ai envie de raconter qu’elle était de toi… »

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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