…/…
» Laura – On va y aller.
Antoine – Vous ne m’aurez pas dit pourquoi en arriver là.
Laura – Parce que ça ne sert à rien. On a toujours dix bonnes raisons d’y aller, dix de se retenir. Un moment, ça bascule dans le mauvais sens et on sait que ça ne se rééquilibrera pas. C’est tout.
Antoine – En même temps, on peut relativiser deux secondes et se dire qu’on est quand même sur nos deux pattes. Enfin, encore pour un peu de temps.
Laura – Ah non, ne me dites pas ça !
Antoine – Quoi ?
Laura – Ne me parlez pas de relativiser, ça va mal se finir.
Antoine – De toute façon, ça va mal se finir, non ? Je disais juste…
Laura – Je vois très bien ce que vous voulez dire et entre nous, c’est exactement tout ce que j’ai pas envie d’entendre.
Antoine – Ben, d’un côté, il y a pire que nous et de l’autre, si on regarde les jolies choses, je sais pas, moi, un coucher de soleil sur une baie magnifique, ça aide à relativiser ses problèmes.
(elle recule)
Antoine – Quoi, j’ai encore dit un truc qui va pas ?
Laura – Mais putain ! Arrêtez avec ces discours qui consistent à dire qu’il y a « toujours pire » ! Oui, merde, il y a « toujours pire » ! Mais voir un mec plus dans la merde que moi n’a jamais nettoyé la mienne. Je ne suis pas plus heureuse de mon sort quand un ami m’annonce une tumeur maligne. Et partant de ce postulat, un type dans la rue peut s’estimer heureux de ne pas être comme un autre qui, lui, n’a plus de bras ? Et celui sans bras, faut pas qu’il se plaigne trop parce qu’il est dans un pays civilisé et non pas en dictature comme son voisin. Et ce voisin, qu’il ne la ramène pas trop parce qu’il peut manger à peu près à sa faim alors que le chétif petit noir de six ans, il n’a que des galettes de terre à bouffer pour tromper son estomac. Et franchement, que lui non plus ne l’ouvre pas trop parce qu’il ne sait pas que dans l’univers, il y a sûrement une planète entière victime d’un génocide à répétition depuis des millénaires ! Alors, c’est bon, arrêtez avec cette histoire de relativiser, ça aussi, faut le relativiser… Vous savez ce qu’on me dit moi quand je m’ouvre un peu ?
Antoine – Ben…
Laura – On me dit qu’on connaît quelqu’un à qui il est arrivé la même chose ou que c’est « comme tout le monde » ! Mais ça ne me rassure pas d’être « comme tout le monde », cette putain de peine, cette douleur, ces nœuds dans le ventre, c’est les miens, merde ! Et je veux aussi qu’on les respecte !
(un temps)
Antoine – Je suis désolé, je disais simplement ça pour…
Laura – Pour dire une connerie. A l’échelle de ce que je suis, ce que je ressens, ce que je subie, est suffisant pour que je veuille m’arrêter. Si tous les autres souffrent plus que moi, je dois fermer ma gueule, prendre deux Tranxène et faire taire mes cassures, le tout jusqu’à ma mort, bouffée par le crabe, pourrie par le sentiment de culpabilité de n’avoir pas pris mon courage à deux mains et de m’être foutue en l’air. Si tous les autres souffrent plus que moi, alors qu’ils se retournent et qu’ils me disent comment aller mieux. Mais eux aussi sont sur leur putain de douleur et ne m’entendent pas… La seule chose qui a une valeur n’est pas de relativiser, mais d’écouter.
(un temps. Elle va dans un coin)
Antoine – Vous avez raison. Au fond, je peux me retrouver devant ce foutu coucher de soleil mais après l’horizon rougi, tout devient noir. Je peux regarder une gamine de cinq ans avec des anglaises comme ça, en train de manger maladroitement une grosse glace. Moi, je suis sur mon banc, seul, elle me regarde, je lui souris et elle retourne s’accrocher à la jupe de sa mère, dans cinq minutes, elle m’aura oublié et moi, elle va me tourner dans la tête jusqu’ici. Et toute belle qu’elle est, elle ne m’aura pas donné de réponses… C’est pareil, je regarde les étoiles, j’ai tout le temps la tête en l’air et tout le temps un pied qui marche dans la merde, jamais le bon, en plus. Mais là, je me dis « Ouah, je suis là, je fais partie de ce grand tout ça qui s’étend à l’infini et l’infini, mon cerveau, il ne le conçoit même pas parce que c’est super trop grand ». Tout ce spectacle, il me fait soupirer. Il me fait dire que je n’ai pas de maison d’où je peux regarder le coucher de soleil avec ma gamine qui a tâché la robe de sa mère avec sa glace et que mon existence se résume à moins qu’une poussière dans un champ de blé…
(un temps. Long. Ils se regardent)
Laura & Antoine – … Bonne année… »
…/…