Loyauté

Lorsque je suis descendu du gros camion bleu de Nicolas qui lui a servi à tout, déménager plus d’un, y mettre des palettes pour ensuite les revendre et se payer un peu de bouffe, y dormir entre deux fournées, bref, lorsque j’ai posé un pied dehors, je lui ai pris le poignet et je lui dis « je t’aime ».
Encore une de ces soirées, un de ces moments dont il a le secret, avec rien, avec ce pas grand chose, avec cet air de Monsieur tout le monde, avec son quignon de pain qui s’imbibe de sauce, avec ce bidon qui le pèse et qu’il l’ancre au sol comme rare, avec ces yeux noirs qui où y brille toujours une étincelle, ce garçon éclaire mon obscur existence depuis bientôt 40 ans.

On a passé en revue ce qu’on fut, ce qu’on est, ce qu’il reste à faire. J’ai pensé à ce quoi nous sommes fidèles, à cette loyauté infinie. D’une photo poussiéreuse à un selfie d’un S3 en mort lente dans un Léon de Bruxelles, on a pris des coups de tous les côtés. Il a fallu ramasser un corps ou deux, une seringue dans le bras ou le canon d’un fusil dans la bouche. Il a fallu passer des nuits à boire du Soho pure pour se donner du courage à aller draguer dans des soirées aux salles des fêtes. Pire que tout, il a fallu le vomir ce Soho. Il a fallu tomber en panne avec nos meules trop trafiquées, faire la course aux flics qui n’aimaient pas le bruit pétaradant qu’elles faisaient et comprendre qu’un carbu de 19, c’est bien pour la vitesse de pointe, mais que le 17,5 était un meilleur compromis accélération consommation. Il a fallu se taper avec des types qui avait demandé à Nico une clope et à qui il avait rétorqué qu’ils avaient à bosser pour s’en payer. Il a fallu bien des nuits pour qu’il comprenne que séduire une fille, c’était pas dévaliser un fleuriste pour balancer à ladite demoiselle une demi-tonne de roses en pleine poire pour lui déclarer sa flamme. Et il a fallu juste un lendemain pour réaliser qu’il n’avait pas compris en fait. Il a fallu écouter And Also The Trees à plus de 240 décibels  dans sa 205 en route pour Granville et se vider la tête.

Il a fallu pleurer, rire, gueuler, se dire non, jouer des bras ou de quelques baffes, jouer aux cambrioleurs, se quitter six ans et se retrouver comme si c’était hier, faire un peu plus que 400 coups, il a fallu tout ce putain de temps pour que je lui prenne le poignet et que je finisse par lui dire « je t’aime ».

Je le savais, je l’ai toujours su. Mais c’est seulement ce soir que je lui ai dit.

Le pire, c’est qu’il ne l’a sûrement pas entendu.

Le mieux, c’est que ça fait un paquet d’années qu’il le sait.

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Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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