Ma petite entreprise…
… Ce festival se referme pour moi alors que le train m’emmène loin d’une chaleur étouffante qui nous a privés d’une centaine d’heures de sommeil. Et d’un appartement à vingt minutes des remparts qui nous aura permis de défoncer podomètres et chaussures. Avignon 2015 m’aura autant tué que fait renaître.
Des rencontres prometteuses qui, j’en suis tant persuadé, vont construire les années à venir. Jusqu’ici, je me battais pour glisser un pied dans l’entrebâillement de la porte et, l’air de rien, j’ai été surpris de voir à combien de tables j’ai pu être invité et mon écriture convoitée. Evidemment que dans les semaines et dans les mois à venir, il y aura de la casse et des paroles balayées aussi vite que les affiches au sein des remparts dès lundi matin.
Qu’importe, je regarde ces graines semées depuis tout ce temps et qui donnent enfin les fruits d’un labeur incessant de vingt ans. La route est longue et dans ce virage, bien des mains tendres étreintes avec confiance et des sourires qu’il me tarde déjà de revoir.
Ma petite entreprise. Et tant de mots à donner.
Et si j’ai pu vivre ces émotions-là, c’est bien grâce à des fous furieux qui se sont lancés corps, cœurs et âmes dans l’exploitation des deux pièces de cette année, « Viens, on s’en fout » et « Si tu me quittes, je viens avec toi ». Deux pièces avec des apostrophes au spectateur, qui s’est senti invité à venir pointer sa curiosité dans les deux salles.
Ma petite entreprise… Déborah, Alex, Ludivine, Christophe, Jen, Serge, Manue, Olivier, chacun a œuvré pour donner le meilleur de soi. Certains en ont fait plus, toujours plus, se sont battus pour afficher plus, et plus haut et paradé plus fort. Sur scène, en régie, en coulisses, j’en ai vu se livrer sans retenue, d’autres entrer en résistance et se lâcher au fur et à mesure. Les aventures humaines et ses frictions et le noir final et les applaudissements qui réconcilient. Avignon et les textes qui bougent, qu’on coupe, qu’on adapte, des certitudes de la veille qui explosent, l’exigence et les fausses pistes et l’incessante même question « le théâtre, c’est… c’est… mais putain, c’est quoi ? »
Venir trouver des éléments de réponse dans l’incroyable poésie fine du « Pourquoi ? » si drôle et si bien interprétée par cette perle d’être humain que peut être Michaël Hirsch, ou alors dans le regard plein d’espoir posé sur ce que nous sommes dans « Tant qu’il y a les mains des hommes » de Violaine Arsac. Et la claque d’interprétation de Pierre Azéma dans son « Jekyll et Mr Hyde », on en parle ? Et « Naturellement belle », qui donne tant de joie à le voir. Et « Une diva à Sarcelles » de Virginie Lemoine, si touchante performance d’actrice sur un dialogue ciselé. Ou enfin « La colère de Dom Juan » de Christophe Luthringer, un homme libre qui tente, qui prend des risques, qui ose et dont l’exigence trouve un écho terrible en moi…
J’en ai vu, j’en ai trop loupé aussi, mais c’est invariablement la même rengaine. Ma petite entreprise. On s’appelle ? Pas le temps. Courir. Accueillir les pros. On s’appelle ? Un rendez-vous. Un autre. Une table ronde. T’as des invits ? On s’appelle ? Elle est à combien ta détaxe ? Y’a un enfant de salaud qui nous a retiré nos affiches. On se voit aux corps saints ? On s’appelle ? T’as du monde, toi ? Une place achetée, une offerte. Donc, ça marche pas pour toi ? On s’appelle ? Oui, ça fait six fois que tu me tractes aujourd’hui. Y’a moins de festivaliers cette année, hein ? Fait chaud. Fait chaud, non ? Fait chaud, putain ! On s’appelle ? Nan, demain, je peux pas, je pars. Merde, j’ai pas vu ça. Ni ça. Ni lui. Ni l’autre.
On s’appelle pour se voir à Paris ?
Merci aux Stéphane, Violaine, Michaël, Thibaud, aux Christophe, Gaëlle, Bénédicte, Virginie, Suzanne, Hélène, à celles et ceux que j’oublie dans ce foutu manque de sommeil, d’éclairer les serrures de tant de portes à ouvrir. Ensemble.
Sur ce, bonne nuit, j’ai un oreiller à écraser.