Le nez rouge

(un clown. Il sourit)

 

On n’a pas la vie qu’on mérite. Non. Avant de poser un genou à terre, on fait semblant de croire à ces poèmes d’amour à jamais. On se nourrie de ces chansons qui nous disent combien la vie est belle. Mais finalement, on ouvre les yeux. Quand on n’arrive même plus à rire de ce que l’on est, qu’on arrive au bout de son humour, on sait alors que tout doit se conclure.

 

(un homme entre et emmène le clown près d’un poteau où il va lui attacher les mains dans le dos. Tout se passe très lentement. Le clown se laisse faire)

 

Pourtant, j’ai essayé. J’ai poussé de tout mon être, de toute ma force que je croyais inépuisable. Mon crime est d’avoir cru qu’en aimant le monde, on pouvait le sauver. Mais ça n’a pas marché. J’ai été là pour toutes ces personnes. Je les ai écoutées, j’ai puisé dans tout ce qui pouvait me faire terriblement mal pour les remonter. Parce que je voulais être utile. Utile.

Non, c’est pas vrai, tous les hommes ne naissent pas égaux. Pourquoi certains ne réfléchissent jamais à ce qu’ils sont alors que d’autres souffrent d’une empathie à se flinguer ? Pourquoi moi j’ai jamais réussi à me plaindre ? J’ai essayé, mais ça n’a pas marché. Il a dû me manquer quelque chose. L’indécence, ce doit être ça.

 

(l’homme qui lui a attaché les mains et les pieds ressort de scène et revient avec un verre d’alcool qu’il lui fera boire)

 

A bien y regarder, je me dis que j’ai loupé quelques bonnes choses. Surtout des nuits où j’aurais pu me reposer et panser mes plaies. J’aurais pu aussi hurler pour qu’on vienne me réconforter. Mais la seule fois que je l’ai fait, tout le monde a rigolé en disant « c’est marrant ça, le cri du clown le soir au fond des bois ! ». Alors, on se retourne vers la seule personne qui peut vous comprendre : soi-même. Je n’ai pas voulu que les autres souffrent de mes peines, donc j’ai fermé les portes. Oui, vraiment certains sont seuls. Définitivement.

 

(l’homme vient lui apporter une cigarette et lui fait fumer quelques taffes)

 

A tous ceux qui suivront : ne dites rien. Taisez-vous. Laissez faire. Serrez un peu plus les dents en espérant qu’un jour tout ira mieux. Ou essayez de pointer l’index vers le ciel en criant « maison ! ». Mais pas trop fort, faut pas qu’on vous entende. Ne cherchez pas à changer les gens, ni à les bousculer. Ils sont comme les chats. Plus on leur donne des caresses, plus ils en veulent. Et puis, quand ils en ont assez, ils vous donnent des coups de griffes assassins. Alors, laissez-les vivre, il est si idiot de mourir pour eux.

 

(deux hommes entrent en scène avec des fusils et pointe le clown. Ce dernier n’a pas de réaction. Tout lui semble normal)

 

La vie m’a donné quelques récompenses de tous mes efforts. Elle m’a laissé le temps de voir le bonheur dans les yeux des autres. Comme ça, moi aussi, j’ai pu y croire. J’ai pu voir vivre en eux toutes ces parties de moi que je leur ai donné. Même si je n’ai pas eu la chance d’en profiter.

J’ai la gorge qui se sert un peu. Comme si j’étais triste, mais un peu seulement. Faut pas s’inquiéter, c’est pas grave. Même si ça empêche de respirer et si ça fait mouiller les yeux. J’aimerais bien pourtant qu’une main divine se tende. Mais comme je ne crois pas en Dieu et qu’il n’a jamais cru en moi.

Non, décidément, au final, on n’a vraiment pas la vie qu’on mérite.

 

(le clown a perdu pour une fois son sourire, les larmes qu’il tente désespérément de garder dans ses yeux. Il regarde les hommes qui se sont plantés devant lui avec des fusils. Il esquisse un sourire, puis)

 

Feu.

 

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

2 commentaires

  1. Magnifique! je présume que c’est dans une de tes pièces… celle peut être dont je n’ai pu assister à la lecture? Qui sait! Ce texte est tellement beau et ressemble à quelqu’un que je connais bien aussi.

  2. Clown. Du mimétisme au « mimoitisme ».
    Dans ma loge alors que je me grime, me préparant à ma 49eme représentation, aux nouvelles je lis les dernières minutes d’un collègue au pilori…
    A force d’user du rouge et du noir, a force d’abuser du rouge raclant jusqu’au fond du seau,ne me reste plus que du noir, la 50eme en vaudra t-elle la peine ?
    J’ai bien été un intermittent du spectacle, naïf a me croire libre…naïf pour m’être cru vedette a vouloir donner trop d’importance a ce qui n’était finalement qu’un second rôle.
    Aujourd’hui je sens bien, à mes articulations douloureuses, que le clown n’était que marionnette…
    Aujourd’hui, j’entends bien le « il nous fatigue… » Après avoir tant cru au rappel…
    L’intermittent était bien intérimaire…
    Je m’en vais ailleurs, avec mon pot de noir…larme à la main…
    Au vue des symptômes le vilain petit canard souffrirait de saturnisme…et de croire qu’on pourrait soigner le mal par le mal lorsqu’il entend dire « met un peu de plomb dans ta cervelle…
    Pour ma plume, Je m’en vais ailleurs…en quête de couleurs « sympathiques »….

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