J’ai pensé que c’était drôle. Même si non, en fait. Mais parfois, je déteste remarquer les choses. Là, devant cet institut, je me suis dit que tout était étonnant, ou cynique d’ailleurs. Il n’y a qu’à voir. La rue Edouard Vaillant, elle commence par un cimetière… Au fur et à mesure que tu la remontes, tu arrives enfin à cet hôpital. Comme c’est en descente, il y a des chances pour que les corbillards enclenchent la première pour ensuite rester au point mort afin d’arriver à la destination finale. C’est écologiquement pensé. C’est bien.
Je ne sais plus qui a dit ça, où je l’ai lu ou entendu, mais c’est pas faux. La chose la plus triste que j’ai vue, ce sont les fumeurs à l’entrée d’un hôpital. C’est peut-être encore plus triste cette vieille bonne femme, la gorge rougie, qui tousse l’asphalte, alors que son mari demande une cigarette à un ambulancier qui s’en grille une. Cynique, je disais. Et puis, c’est le défilé, entre la leucémie d’un gosse en fauteuil roulant, une autre gorge percée, un homme qu’on imaginerait avec vingt kilos de plus qui se tient à son goutte-à-goutte comme on tient à la vie, fort et fébrilement. C’est ainsi qu’on t’accueille ici. Alors, tu peux encore plus t’accrocher à la poitrine de la jeune femme de l’accueil, qui laisse délibérément sa blouse ouverte. C’est quoi son truc ? Faire bander les morts ? Faire bander les morts-vivants ? Faire bander les vivants pour leur montrer qu’ils ne sont pas morts ?
Il n’y a pas dix mètres tout autour de moi entre la vie, l’attente des résultats, l’espoir, la rémission, la reddition. Dix mètres. Autant d’existences qui viennent se briser ou se reconstruire ici. Et la poitrine de la jeune femme de l’accueil. Dix mètres à la ronde. Dis-moi tes métastases, je te dirai qui tu es. Ou ce qu’il te reste à être.
J’étouffe. J’opère sur l’humour. Noir. Mais j’ai comme les veines qui virent au violet. Et là-dedans, sommes-tous encore égaux ?
Quelque part, oui.
Je lis un courage qui se dessine dans les regards de l’autre, de celui, de celle qui accompagne. Je lis un courage dans des mains qui se serrent, dans des yeux qui s’échappent vers des espoirs, dans un sourire qui se fige, dans un éclat de rire. Et un piano, et une femme qui y joue le prélude de Bach, là, en plein milieu des salles d’attentes. C’est comme dans un rêve. Cynique, le rêve, on the rocks, please.
Bach, les mots qui veulent rassurer, les larmes qui coulent, les questions qui s’échappent, les mains qui palpent, la peur qui paralyse et d’autres mots, comme barbares, qui justifient tout ce qui va suivre. Et devant la route longue à venir, devant l’injustice dont on pense être victime, la colère, la mère des maux, se libère, claque à la gueule, à l’oreille, déforme les lèvres, rend assourdissant chaque syllabe, diffuse un poison dans les veines et repousse la main qui se tend.
Et maintenant que j’ai mal, sommes-nous tous égaux ?
…
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…
Il faut savoir tendre une fleur, faire honneur à son odeur et y poser son nez pour dire à la colère d’aller se trouver un partenaire dans le premier mur qui vient. Il faut savoir ce qui est là, comme vivant, comme fier face aux combats à venir. Et je lis un courage qui se dessine, là, dans les yeux qui s’apaisent, dans un souffle de détermination. Dans celui qui dit que ce n’est pas pour demain, que ce n’est pas ici, que ce n’est pas pour soi, que le corbillard se laissera aller dans la descente, au point mort.
Il y a des questions qui vaut mieux ne pas se poser et d’autres oui…La route descend mais mon chemin à moi il est où?
Est-ce que j’ai fini? Est-ce que j’ai encore des choses à comprendre? Je suis tout petit dans les mains de ces bourreaux en blanc mais je suis moi, il faut qu’on m’écoute, j’ai encore le droit à ma dignité, à mes choix, à un sourire, à un frémissement, au rêve, j’ai le droit aussi de monter pour descendre au point mort…