» – Pourquoi tu restes devant la photo ?
– Elle est encore là. Je sens sa présence alors que je sais rien. C’est sûrement toi qui la porte, mais elle vit ici.
– Les souvenirs, comme une odeur dans l’air, un truc qui flotte.
– Je déteste les souvenirs. Saloperie de truc incontrôlable. Ce que ça peut être lâche un souvenir, c’est toujours dans le dos, au moment où tu t’y attends le moins ou dans un rêve à la con. Paf ! Bien entre les omoplates.
– C’est maladroit un souvenir, c’est pas méchant.
– Ah oui ? Comme une grosse pétasse qui te renverse son expresso sur ton tailleur en se mettant la main devant la bouche comme ça « oh pardon, je vous avais pas vu ! Vous en faites pas, ça part au lavage ! » Non, connasse, le souvenir, ça s’enlève pas, le truc que ça te laisse dans la bouche, t’as beau faire autant de bain de bouche que tu veux, ça reste amer. C’est ça un souvenir, l’amer à boire.
– T’as l’intention de devenir aussi noir que moi ? C’est ton ambition de fin d’année.
– J’ambitionne rien. Ou alors juste de me faire trépaner ce qu’il faut à l’arrière du cerveau ou devant, là où j’aurais plus ces putains de souvenirs pour venir me mettre la gueule dans le caniveau. Ça m’intéresse pas. Et puis, j’aime pas ça, plus t’avances dans la vie, plus t’as des souvenirs et de moins en moins d’avenir. Ça me fait dégueuler, ça, si tu savoir.
– C’est quoi ton histoire ?
– La mienne ? Pfff… Tu parles. Y’a plus de photos sur le frigo. Je passe et repasse mes journées à tout nettoyer, comme une maniaque de la propreté, de peur, je sais pas, qu’une seule poussière soit porteuse d’un regard, d’un geste que j’ai trop vu. J’ai changé dix fois les meubles de place, changé dix fois de meubles, mais il y a toujours un truc, va savoir quoi, qui ramène un soupir, une délicatesse et zou, au téléphone de ma psy de sonner en plein milieu de la nuit quand les pilules suffisent plus.
– Tu vaux pas mieux que moi, t’es au courant ?
– Ben oui. Tu crois que ça me rassure ? Putain de photo.
– Putain. «
Lilian Lloyd 