L’homme Tordu – 19

 » – Tu continues de faire la gueule ? Je sais pas si tu sais, mais ça fera pas arrêter la pluie ta tronche de travers. Enfin, c’est pas dit, quoi. Je me suis pas foutu de toi, hein ? Alors, déjà qu’on parlait pas beaucoup, ou juste, toi, pour me rembarrer ou me dire de me tirer, là, ça limite de plus en plus. Je te sers un verre ? Qui ne dit mot consent.

La photo. La fille, la femme sur le frigo. Un regard figé, un sourire, des cheveux bruns, bouclés, comme au temps du bonheur. Des tas de questions, que des choses en suspens, ce sera mieux ainsi et simplement servir un verre ou deux, donc, vodka glacée.

– Putain, tu me demandes pas me tirer tout de suite, de toutes façons, je te préviens, c’est non direct, j’ai pas de parapluie et j’ai du chemin jusqu’au métro, moi. Et puis, on sait jamais, ça peut se remettre en route. C’est un coup de fatigue. T’en fais pas, je suis pas ta copine, je vais te faire la gueule et penser parce que t’as pas envie de moi ou ce genre de connerie. Tchin ! Santé. A la santé, quoi. J’aurais voulu te retourner toutes tes vacheries depuis qu’on… depuis qu’on se fréquente, je t’aurais dit « à la vigueur » ! Mais c’est pas le genre de la maison. Tu veux une clope ?
– Donne.
– … Ah ouais ? Je croyais que tu fumais pas.
– Je fume pas.
– Donc ?
– C’est pour me donner une contenance.
– Ravie que t’aies retrouvé l’usage de la parole.
– La seule chose dont je retrouverai l’usage aujourd’hui.
– T’en fais pas. Je comprends. Les moches, ça fait pas toujours bander.
– Seulement de dos.
– Ben oui, mais parfois j’ai mal aux genoux aussi.
– Pourquoi t’as fait ça ?
– Quoi ?
– Pourquoi tu m’as embrassé ?
– Le baiser là ?
– Tout à l’heure ? Déjà que de face, il m’a fallu le double de concentration, alors que tu m’embrasses, ça a été le coup de guillotine.
– Ça m’a échappé.
– On laisse pas échapper un truc pareil. Ça se garde. Au chaud, pour qui le mérite.
– Dis donc, tu m’as pas habitué à tant de sentimentalisme.
– Tu sais ce qui passe dans une bouche ?
– Ma clope, mes injures, ma bouffe, ma boisson – quelques fois dans le sens inverse, mon pouce les soirs de pleine lune quand je revois un album photos de mon enfance ou ces derniers temps, ta queue.
– Et les mots d’amour ?
– Tu vas commencer à être vulgaire.
– Echange pas de rôle, tu seras gentille. J’embrasse pas, moi.
– Comme une pute ?
– Exactement.
– J’ai pas l’impression que tu m’aies tant repoussé que ça.
– Un vieux réflexe. Une bouche arrive, j’ouvre la mienne et je tourne la langue dedans. Sans déconner, pourquoi tu m’as embrassé ?
– Je savais pas que ce serait si grave.
– T’es inconsciente.
– Putain, c’est un baiser, c’est rien, tu te laves les dents et c’est fini. Tu joues à quoi là ? A la prude, la vierge qui veut garder sa langue pure au cas où elle aurait à dire je t’aime à la fille du frigo ? Tu lui rajouteras aussi que ta belle langue, elle a un talent certain pour me faire jouir ou ça fera tout foirer ?
– La tienne est bien pendue, hein ?
– Si t’étais pas aussi mesquin, tu pourrais dire qu’elle est aussi talentueuse que la tienne, non ?
– Elle est chapardeuse. Elle a voulu voler un truc qui lui appartient pas.
– Non, t’en fais pas, va. L’amour, c’est pas la langue, c’est pas elle qui peut aller chercher ça. Pas la mienne en tout cas. L’amour, c’est pas par là que ça passe chez moi et je te rassure, c’est pas par mon cul non plus. La langue, ça sait mentir. Tu peux la tourner autant de fois que tu veux dans l’air, dans la bouche de qui tu veux, ça mettra pas pour autant tout l’amour du monde à tes pieds.

Le silence. Il prend son briquet, le sien à elle et s’allume la clope. Il tousse à la première bouffée, puis, il va vers la fenêtre. Il pleut encore plus, toujours plus et ce bruit de tout ce qui tombe, est-ce intérieur et extérieur ? Elle le regarde, nu, près de sa fenêtre et l’image est belle se dit-elle. Belle lune, belle lumière, belle silhouette. Dommage, se dit-elle.  »

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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