L’homme Tordu – 4

 » – T’étais où ?
– J’ai traîné.
– J’ai bien vu, mais où ?
– Arrête.
– Quoi ?
– De vouloir absolument savoir où quoi comment avec qui. Mais t’en fais pas, j’ai pas baiser, j’ai pas flirter, même pas j’ai regardé une fille. Ou alors une, mais avec un regard hagard, un truc un peu paumé, genre la seconde d’après, elle aurait pas été foutue de me décrire aux flics.
– Tu t’en rappelles vachement bien.
– Ouais. Elle était châtains, cheveux longs, un air perdu sur sa gueule tirée par le froid.
– T’as pas pris son adresse ?
– Arrête, je te dis, tu cherches des trucs, la merde, quoi, ça sert à rien.
– Tu me dis que t’as pas maté une seule fille et finalement, celle que t’as pas vu, tu l’as drôlement bien photographiée.
– Je l’ai suivie.
– M’en doutais. Jusqu’où ?
– Chez elle. Elle allait dans un quartier pavillonnaire, enfin, résidentiel, quoi. J’ai marché un quart d’heure derrière elle jusqu’à qu’elle rentre dans sa petite baraque qui n’a pas de goût, rien. J’ai posé mon cul sur le trottoir d’en face. J’ai attendu. Je la savais là, seule, à travers les lumières, les silhouettes, les ombres, tout ça. J’entendais son silence, j’imaginais tout ce qu’elle pouvait faire là, toute seule, la façon dont elle allait faire sa petite bouffe, les coups de fils qu’elle allait passer, comment elle allait passer sa soirée, comment elle se glisserait sous sa couette qu’elle avait même pas remise normalement avant de partir ce matin.
– Et ?
– Et les lumières se sont éteintes. J’ai tapé dans le réverbère derrière moi pour qu’il suive le mouvement.
– C’est vrai ?
– Non. C’est ce que je vais écrire.
– N’empêche que t’en as mis du temps. Alors, maintenant, tu peux t’y mettre, hein ? Me faire attendre comme ça juste pour ce canevas, tu sais que c’est faible.
– Les temps sont durs, on se nourrie avec ce qu’on peut.
– Mais à l’intérieur, il y a encore de quoi, tu le sais.
– Pas aujourd’hui. Plus maintenant.
– Tu y retourneras de toutes façons.
– Non.
– Tu y retourneras. Ecris. Ecris « j’y retournerai ».
– Non.
– Mais si… Allez, écris. Ecris ce qui aurait pu être. »

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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