Trois petits points de fuite – Extrait 5

Dimanche 1er
Rez-de-chaussée, porte droite

 

Vanessa – Prends soin de toi.
Denis – Je t’emmerde.
Vanessa – Je te remercie.
Denis – C’est toi qui a commencé.
Vanessa – Je ne vois pas, là, je suis désolé, je dis juste…
Denis – Je sais ce que tu dis, mais tu aurais pu en faire l’économie, non ?
Vanessa – Ecoute, je veux simplement que tu prennes…
Denis – Mais arrête, merde ! Tu t’enfonces, là ! C’est si compliqué à se retenir de dire une telle connerie ? Mais dis-moi plutôt de ne plus prendre soin de moi ! Je pouvais prendre soin de moi quand j’étais avec toi, plus là, j’ai plus de raison !
Vanessa – Je te jure que t’as ce don pour compliquer les choses. C’est une phrase toute faite, il n’y a rien de méchant dedans !
Denis – C’est bien que je te reproche. Une phrase toute faite ! T’es même pas foutue de me quitter originalement, c’est pas vrai, ça ! Du début à la fin, je te jure, on a bien marché dans les passages cloutés !
Vanessa – Mais bon sang, ce que tu peux être chiant ! Oui, on se quitte, comme des milliers et des milliers de personnes tous les jours et j’ai bien pensé à me mettre des oreilles de Mickey pour t’annoncer notre rupture, mais quelque chose me dit que tu ne m’aurais pas spécialement prise au sérieux, je me trompe ?
Denis – Sois pas ironique, je t’en prie, c’est assez mal venu.
Vanessa – Fallait m’envoyer le texte avant, Denis, je te jure que je l’aurais appris par cœur. Ça n’aurait rien changé à la situation, mais au moins j’aurais pas fait de faute de goût dans mes mots, je suis désolée.
Denis – Dis pas ça comme ça, par-dessus la jambe, genre tu t’en fous, c’est léger, c’est pas grave.
Vanessa – Je n’ai pas dit que ce ne l’était pas.
Denis – Parfait, c’est grave, c’est très grave. Parce que moi, j’y étais, je nous y voyais déjà.
Vanessa – Où ça ?
Denis – Là ! Plus loin, plus haut, autre part, mais pas là, comme ça.
Vanessa – Je manque furieusement d’originalité, mais alors toi en clarté, c’est flou artistique, je te jure.
Denis – Fais pas celle qui n’a pas compris. On ne passe pas autant de temps avec quelqu’un, en tout cas, en ce qui me concerne, sans tirer un minimum de plan sur la comète.
Vanessa – Oui, eh ben ta comète, elle a fait un gros trou dans mon jardin. Me traiter de pute parce que j’ai dormi chez mon ex parce que j’étais trop pompette pour reprendre la voiture, c’est carton rouge, là, tu vois.
Denis – Ça m’a échappé, je t’ai dit !
Vanessa – Une semaine ! Ça t’a échappé pendant une semaine, à raison de douze de fils par jour, de cinquante mails et de mots dans ma boite aux lettres. C’est pas difficile, si j’avais eu autant de billets de cinquante sacs que tu m’as traité de pute, j’aurais pu me faire trois fois le tour du monde en « business class » !
Denis – Mais merde, Vanessa, je suis impulsif, c’est sorti comme ça ! Je savais pas, moi, ce que tu avais fait avec lui.
Vanessa – Rien justement ! Il m’a laissé son lit, je te l’ai dit mille fois et il s’en endormi dans son canapé ! Et là, franchement, pour en arriver où on en est aujourd’hui, tu veux le fond de ma pensée ? Je regrette de ne pas me l’être retapé. Simplement pour que le sobriquet de « salope », que tu as admirablement su alterner avec « pute », m’aille comme un gant.

(un temps)

Denis – Excuse-moi, d’accord, j’ai merdé. Je me suis trahi, c’est tout.
Vanessa – C’est impardonnable, Denis. Une fois, oui, pas pendant une semaine. Et c’est même pas le mot, c’est la bave aux lèvres que t’as eue durant ce temps. C’est comme si j’avais tué ta propre mère. Moi, dans l’amour, s’engueuler, ça me va, se haïr, ça me pose un vrai problème de conscience. Parce que ça commence comme ça, ça envoie un pique, ça envoie une insulte, ça envoie des postillons et ça envoie une baffe. S’arrêter là, au mot de trop, c’est bien, ça évite « police secours ».
Denis – Arrête ! Jamais de la vie j’aurais levé la main sur toi.
Vanessa – Je ne sais pas. La porte de l’armoire, elle était innocente, t’es au courant ? Si tu l’as perforée comme ça, à moi, tu m’aurais fait quoi.
Denis – J’ai juste passé mes nerfs.
Vanessa – Oui, justement, j’ai pas besoin d’un mec qui a besoin de passer ses nerfs, surtout quand je lui dis la vérité. On t’a sûrement fait du mal avant moi et tu peux avoir une réaction épidermique, je comprends, mais je n’excuse pas.
Denis – Alors, là… c’est pas récupérable ?
Vanessa – Là, non.
Denis – Même si je répare la porte de ton armoire ?
Vanessa – Même. Et même si tu marches à reculons jusqu’à Nevers ou que tu traverses l’Atlantique à la nage avec une seule respiration.
Denis – Ah ouais… T’as placé la barre assez haute pour te récupérer, donc.
Vanessa – Superman a pris un ticket et ce n’est pas dit qu’il y arrive.
Denis – C’est pas dit non plus qu’il arrive à te faire décoller comme j’ai su le faire, moi.
Vanessa – Pardon ?
Denis – Au lit. Superman, il est peut-être super endurant, mais c’est peut-être pas un super bon coup, c’est ce que je dis.
Vanessa – Dans la mesure où je suis super curieuse de voir comment il retire son slip rouge avant le reste de sa combinaison bleue, on verra bien.
Denis – Oh putain, dis pas ça.
Vanessa – Ça continue, qu’est-ce que j’ai dit ?
Denis – Mais ça, là, que tu vas te taper Superman !
Vanessa – Denis, je suis terriblement désolée de t’apprendre ça, mais il existe pas Superman, ni le Père Noël, d’ailleurs. Je me doute que ça fout en l’air plus de trente ans de ton existence, mais c’est un fait.
Denis – Te fous pas de ma gueule ! Je te parle d’un autre mec.
Vanessa – Qui ?
Denis – Le suivant, là ! Ça se trouve, il est peut-être là, derrière la porte, à attendre que je me tire ce con !
Vanessa – Le traite pas de con, tu ne le connais pas.
Denis – Ah, parce que toi, tu vois déjà qui c’est ? Il est dans ton répertoire, c’est ça ?
Vanessa – Non, même pas, mais j’imagine qu’il y sera un jour.
Denis – C’est qui ?
Vanessa – Je ne sais pas ! Un de ces quatre, oui, je vais rencontrer un mec ou ça en sera un de mon cercle d’amis et puis, voilà, c’est tout.
Denis – « Voilà, c’est tout » qu’elle me dit ! Tu manques pas d’air ! Vas-y, mais dis-moi de suite qui c’est, ce que tu vas faire avec lui, comment tu vas t’envoyer en l’air et tout. Quel délire vous allez vous taper ensemble, les restaus, les câlins dans la bagnole, comment il va te désaper, comment il va te toucher et toi comment tu vas te laisser faire, là, la tête en arrière, sans la moindre petite pensée, sans le moindre petit truc de regret pour moi, pour nous.
Vanessa – Tu t’entends, là ?
Denis – Ouais, parfaitement ! Je te vois déjà te gondoler sous ses caresses et avec l’envie de lui faire ce que tu m’as fait à moi et peut-être même à tous les autres avant moi. Et ça, non, hein, ça, ça te pose pas de problème de conscience ? Je t’imagine parfaitement en train de comparer ses coups de reins aux miens à te dire que c’est pas forcément mieux, mais que tu vas lui apprendre tout ce que je t’ai fait et putain, c’est minable parce que s’il faut tout lui faire son éducation, ça craint, reste avec l’original ! Quel gain de temps !
Vanessa – T’as fini ?
Denis – Ah non, non, j’ai pas fini parce que ça galope là-haut. Moi, je t’ai parlé d’un mec, mais je sais pas pourquoi, ça sent déjà le défilé dans ton appart. C’est une équipe de rugby, avec les remplaçants, qui va faire l’aller-retour ici. D’ici, j’entends toutes les lattes de ton plumard craquer les unes après les autres. J’ai la nausée, tu vois ? J’entends tes cris de jouissance partout et la voisine du dessus reprendre du balai sur son plancher en croyant que c’est moi qui te fait grimper aux rideaux et non, eh, madame Bellevue, c’est pas moi le fautif sur ce coup-là ! Non, moi, je suis dans mon studio à me branler et à dire son nom au moment où je jouie en espérant que ça la fera revenir à la raison ! Tu me dégoûtes Vanessa, c’est ce que tu voulais, t’as gagné. Je suis dégoûté. Au moins, juste au moins, t’aurais pu attendre que je me tire avant de commencer avec un autre.

(il part vers la porte)

Vanessa – Denis. J’aimerais que tu… que tu ne prennes plus soin de toi. Que tu te laisses aller, vraiment loin, vraiment comme il faut, que tu végètes devant la télé, que tu grossisses ou maigrisses selon ton appétit ou non. J’aimerais que là, collé, bien au fond de toi, dans ta propre cave, tu me traites de nouveau de pute et de tout ce qui te passe par la tête, que t’aies envie de me couper le bout des seins, de me planter un couteau dans le dos, me passer le visage aux barbelés. J’aimerais que tu me vois baiser sur mon lit avec toutes les photos de toi et moi et que les mecs en foutent partout sur nous deux. J’aimerais pas que t’aies la nausée en pensant à moi, mais la diarrhée et que tu brûles méthodiquement chacune de mes lettres en te répétant bien fort que je n’ai jamais pensé un seul de ces mots et que j’ai plutôt bien profité de ton fric pour toutes les sorties et tout le reste. J’aimerais assez que tu me vois avec mon vrai visage de salope sanguinaire qui t’aura fait perdre un temps fou, dont l’unique motivation aura été de te faire du mal et qui restera frustrée de n’avoir pu t’infliger une dernière humiliation en roulant une pelle, bouche ouverte à ton pire ennemi… Ne prends plus soin de toi… Dis-le, vas-y. Tu sais quoi.

(il se retourne)

Denis – Espèce de pute.
Vanessa – Encore une fois.
Denis – Pute.
Vanessa – Un dernier pour la route, fais-nous plaisir.
Denis – Pute.
Vanessa – C’est bien, Denis, c’est bien. J’espère que ça n’ira pas.

(il repart vers la porte, se retourne une dernière fois)

Vanessa – Denis.
Denis – Oui ?
Vanessa – C’était comme il faut ?
Denis – Oui. Merci.
Vanessa – De rien.

Auteur : Lilian Lloyd

Auteur, metteur en scène, scénariste, comédien, compositeur pas encore mort (1973-2000 et des poussières)

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